Par Mathieu François du Bertrand
Né à Paris en 1993, Silvère Jarrosson aurait pu avoir un destin de danseur classique. Très tôt cet avenir a été brisé par une blessure. Dès la fin de l’adolescence, il s’est rabattu sur des études de biologie pour contrer le sort. Un voyage à Venise, dans l’entourage d’un artiste, lui a fait comprendre que c’était finalement la peinture qui lui murmurait à l’oreille. Cela ne fait pas pour autant de lui un indécis, un pratiquant des mauvais chemins, mais un visiteur des extrêmes.
Le travail de Silvère Jarrosson ajoute au monde connu sa dimension apocalyptique. Il montre un univers où tous les langages sont abolis, mais dans lequel règnent encore la part animée et mouvante de l’âme, le fredonnement des interstices, la respiration des vides : sans cela, l’être renoncerait à sa part légendaire. C’est pourquoi cet art se regarde comme une aventure organique et lente de ce temps mythique présent en nous, à notre insu, et qui rejaillit dans nos émotions.
Son art est l’expression d’une catastrophe. En lui sont amassés des millénaires d’explosions, non que cette peinture ait pris tant de temps – l’artiste n’a pas cette prétention –, mais elle reprend à son compte, en son nom, tous les innombrables glissements qui régissent l’univers depuis que la matière existe. Les alluvions, les affluents, les sécheresses, y sont autant de récits que le rien apporte à la paralysie promise des événements. Nous finissons par voir une scène de limons figés qui rappelle l’issue funeste d’un sacrifice. Mais le miracle de ces empreintes enfin asséchées, de ces sources silencieuses, fossilisées en des coulures, c’est qu’elles parviennent à nous remémorer le trajet qui les a conduites à leur immobilisation, autrement dit à leur momification. Elles fondent l’épopée de la matière. Ses héros sont des fleuves et ses dieux des accidents. Elles racontent une histoire en faisant une économie de langage et de signes reconnaissables, mais toute la violence qui a été menée y est montrée avec une telle assurance qu’on se demande s’il n’y a pas là derrière un certain goût pour la sordidité. Au fond, l’accueil de la matière est la prise en compte du pire.
Avec le temps, on assiste à l’invasion progressive du blanc. Les premières séries de Silvère Jarrosson dévoilaient des tableaux all-over, dans lesquels tout était condensé, où le remplissage était optimal, où la manière de voir la peinture (donc le monde) était pleine, vibrato impétueux et coloré. Même si elle était déclarée bien avant, une tendance semble avoir été accentuée par un voyage en Chine. C’est désormais la lueur éclatante qui s’en prend à la toile, pour les productions les plus récentes. Chez Jarrosson, et contrairement à ce qu’annonce Mallarmé, la blancheur ne défend pas : elle agresse, s’impose et ne recule pas, fenêtre consentant davantage de ciel, comme dans la série des Élégies où peu à peu elle affirme sa maîtrise de l’air, du territoire et des contours. La voici qui avance sa masse lumineuse, par laquelle entrent des marées. On assiste sur ces bords à un changement certain, non qu’il y ait moins de sauvagerie, bien au contraire : c’est en mettant sur des îlots ses réserves de chaos que le peintre la met en exergue. Le voilà qui entremêle désormais la fougue des formes zébrées avec un supplément de vide clair. L’exergue est une promesse de conduite, un sourire pour les rhétoriques lumineuses. En faisant appel à lui sur une toile quasi vierge, Jarrosson allie désormais les deux : le criant délire de filaments sombres et la sage contemplation du blanc.
Ce qu’on ne peut nier, c’est que cet artiste a le sens de la composition. Dans des peintures qu’on croit être en train de bouger, le moins qu’on puisse dire est qu’il sait les arrêter au bon moment, si tant est que ce soit lui qui les arrête, ou lui qui fasse en sorte qu’elles soient ce qu’elles sont devant nous, ce qui est toujours difficile à dire devant des œuvres qui semblent façonnées « en roue libre », presque au bon vouloir du hasard, et en tout cas au bon vouloir du dripping.
Silvère Jarrosson fait partie de cette jeune génération qui ne craint pas le lyrisme. De toute évidence, son art le proclame. Il ne craint pas non plus de s’aventurer dans l’abstraction, champ qui a été tant de fois visité, pour y chercher quelque chose d’unique, et qui lui ressemble. C’est là qu’on commence à parler de panache. Tout est risqué et sujet à la fragilité et au renversement : en s’approchant de ces toiles, en y distinguant les cratères, les fluides et tout ce trafic connu, on relève dans cette peinture toute la mesure de la fougue qui y est jetée, et cette envie si tenace qu’elle en devient formidable de retomber sur ses pieds après tant d’envolées par les gestes.
Quelle nécessité un peintre peut-il avoir de s’imprégner de pareils paysages, et de les répéter à longueur de journée ? Sans doute y a-t-il là une place pour son désir, et ce désir, avec ce qu’on en sait, est profondément terrestre : il a besoin de s’ancrer dans le sol pour se recharger, non pas pour prendre racine, mais simplement se nourrir. S’il fallait absolument trouver des comparaisons, on s’aventurerait à dire que certaines de ses œuvres ont l’allure de surfaces planétaires, mais ce serait les réduire à ce à quoi elles ressemblent, non à ce qu’elles sont. Ce serait surtout commettre une erreur que d’assimiler des tableaux ainsi panachés à des planètes qui n’offrent généralement de leur terre qu’une gamme de tons assez réduite. Les siens sont indubitablement plus solaires. En outre, ils offrent le spectacle de la matière qui lutte contre la matière. Combien de combats sont ainsi décelés, à l’œil nu, dans l’écoulement de la toile ! L’artiste nous présente le champ de bataille de forces qui s’affrontent, qui cherchent à prendre l’ascendant les unes sur les autres, qui montent à l’assaut, se heurtent, ou se retirent. Il donne ici une belle définition du paradoxe : ses peintures, en se livrant ces batailles, se libèrent d’une charge, et c’est cette charge qui nous apaise. Nous sommes nourris par ce conflit.
Silvère Jarrosson est un être de la terre. Son art milite pour une imprégnation plus sincère des sols. Nonobstant, immobilisant les courants pour donner à voir une archéologie de sédiments, il est peut-être l’être qui prend le moins racine.
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