Par Guy Boyer
Entretien publié dans le catalogue de l’exposition L’Œuvre qui va suivre (Éditions Lienart) au Musée Unterlinden en mars 2023.
Au fond d’une cour pavée, dans son atelier de Vitry-sur-Seine, loin des bruits de la ville, Silvère Jarrosson nous présente ses toiles en préparation pour L’Œuvre qui va suivre, qui se tient en mars 2023 au Musée Unterlinden de Colmar. Des compositions abstraites où le gris lutte contre des apparitions de couleurs, où des coulures de peinture évoquent des plissements de terrain et des plissés de vêtement, où le hasard rivalise avec la nécessité. On imagine aussitôt une filiation entre ces vastes compositions abstraites et celles des peintres de l’Expressionnisme abstrait américain tels que Jackson Pollock. On y devine également une admiration pour l’Abstraction lyrique d’un Olivier Debré ou d’un Hans Hartung. Mais s’y ajoute une manière contemporaine de s’attaquer à la toile que ces grands maîtres des années 1960 n’ont pas proposé. Faisant fi d’une quelconque gestualité chorégraphique ou d’une figuration sous-jacente, Silvère Jarrosson s’appuie sur les hasards de la peinture en mouvement, les sélectionne, les transfigure. Le geste est maîtrisé. Il joue avec ces surfaces de recouvrement. En ponçant la surface, il redécouvre ce qui avait été caché. Surgissent alors des coupes archéologiques de matière, des irisations, des vagues inconnues au fort pouvoir poétique. Pour mieux comprendre la genèse des œuvres, nous nous sommes lancés dans une conversation à bâtons rompus.
Quelle est la genèse de L’Œuvre qui va suivre?
Durant la pandémie, le Ballet de l’Opéra national du Rhin m’a proposé de créer une scénographie pour le projet d’émergence chorégraphique Danser Schubert au XXIe siècle sur la musique du compositeur allemand. Il s’agissait de réaliser une œuvre à l’échelle d’un décor de scène, afin de faire dialoguer les mouvements présents dans mon travail avec ceux des danseurs-chorégraphes. La participation des peintres des ateliers de décor de l’Opéra national du Rhin a été déterminante pour appréhender ce défi.
De ce premier projet est né L’Œuvre qui va suivre, exposition mouvante au Musée Unterlinden, dans laquelle ces immenses panneaux, et d’autres œuvres créées spécialement pour l’occasion, seront présentés, assemblés, déplacés comme sur scène, au gré de performances des danseurs du ballet de l’ONR.
Quelle différence faites-vous entre la perception d’un petit format et celle d’un grand décor ?
Je m’intéresse à la question de l’immersion des corps : celui du peintre dans sa création, mais aussi celui du public qui se déplace dans une exposition, et prend conscience de sa posture face aux œuvres. Or, avec le grand format, tout change en matière d’immersivité. Déjà mon exposition à la chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière à Paris en 2021 se présentait sous la forme d’un grand cercle de toile peinte, suspendu dans le cœur de la chapelle. Spontanément, les visiteurs qui passaient sous ce cercle en suspension se mettaient à tourner, comme pour mieux l’appréhender. Ici on aurait pu parler de corps collectif tant le mouvement circulaire était général.
À Colmar, le public va pouvoir se déplacer dans l’œuvre ?
Oui, cette exposition est même née de cette idée de déplacement collectif. Les décors de scène de Danser Schubert bougent sur scène. Ils se croisent, parfois s’assemblent, composent une œuvre mouvante qui accompagne les danseurs. Pour L’Œuvre qui va suivre, ces mêmes panneaux, complétés d’autres créations originales, sont exposés dans l’espace de l’ancienne piscine des Bains municipaux, inclus dans l’extension du Musée Unterlinden créée par les architectes Herzog & de Meuron.
Ce qui a été initialement un décor de scène devient une œuvre à part entière et deviendra peut-être autre chose ensuite. Je crois que les œuvres peuvent être multiples, prendre différentes formes, changer de statut. Leur lecture ne doit pas rester figée. Au fil de leur déplacement, entre différents lieux d’exposition ou au sein d’un même espace, elles racontent un récit ouvert, en perpétuel changement. L’Œuvre qui va suivre est la même que l’œuvre actuelle, placée différemment, dans un autre contexte. Toute œuvre ouverte porte en elle cette possibilité de voir naitre celle qui va suivre. Je revendique cette présentation multiple des œuvres, dans différents types d’expositions et au carrefour de plusieurs disciplines (ici la peinture, la danse, mais aussi la musique, le théâtre). Le public est donc immergé dans un espace changeant.
Les œuvres du musée Unterlinden vous ont-elles inspiré pour ce projet ?
Hormis les œuvres abstraites de la collection contemporaine du musée, un aspect des collections plus anciennes m’intéresse particulièrement : les drapés. On retrouve notamment ces drapés dans la peinture religieuse du
Moyen-Âge et de la Renaissance, dans le Retable d’Issenheim ou dans les gravures de Martin Schongauer dont le musée possède une collection unique. J’en retrouve certains aspects dans ma peinture, des impressions de voiles, de profondeurs et de plissures. J’obtiens ces effets de drapés selon une technique très différentes de celles de la peinture ancienne, ce qui n’empêche pas une ressemblance parfois troublante avec celle-ci.
Initialement propre aux costumes, le drapé en peinture traverse les époques, les styles, les techniques. Je le vois comme un motif abstrait, qui s’immisce jusque dans les œuvres les plus figuratives. Une façon d’ancrer l’abstraction dans l’histoire picturale peut-être.
Quelle est la part du hasard dans votre travail réunissant acrylique, huile et lavis d’huile ?
L’abstraction telle que je la pratique consiste à permettre à la peinture d’exprimer ses caractéristiques physiques, par sa mise en mouvement. Cette mise en mouvement est nécessairement hasardeuse, chaque médium ayant une manière unique de se mouvoir. À chaque technique ses surprises.
Après avoir débuté mon travail à l’acrylique, je me suis progressivement tourné vers la peinture à l’huile. J’ai voulu utiliser les propriétés mécaniques de l’huile à leurs extrêmes : des aplats noirs, dans lesquels les pigments sont hyper concentrés, et à l’inverse les lavis, dans lesquels les pigments sont très dilués. Il est fascinant de voir une même peinture se scinder en deux, trouver deux applications distinctes, diamétralement opposées. Comme si la peinture à l’huile, en fonction de l’utilisation qui en est faite, pouvait devenir deux médiums distincts.
Revenons au hasard…
C’est un thème récurrent de ma peinture (ou, devrais-je dire, de la peinture). Il y a d’abord ce constat simple : en peinture comme ailleurs, l’action du hasard est parfois heureuse. Mais ce constat ne suffit pas : on ne devient pas peintre par hasard. L’idée est donc d’avoir une relation constructive avec le hasard, de l’utiliser à propos, en définissant les champs dans lesquels on souhaite qu’il se manifeste.
Durant la seconde moitié du XXe siècle, l’expressionnisme abstrait a laissé au hasard une partie du déterminisme traditionnellement confié à l’artiste : composition, ressemblance au réel, etc. Mais la limite entre ce qu’on
soumet à l’aléa et ce qui reste sous contrôle de l’artiste n’est pas figée. Comme une cartographie mouvante, l’emprise du hasard sur la création d’une œuvre doit évoluer. Je cherche donc à offrir au hasard de nouveaux champs d’expression : l’émergence de formes, puis leur renaissance dans les œuvres qui vont suivent, l’enfouissement de certaines couleurs, leur réapparition éventuelle.
Entre hasard et maîtrise, il faut placer un nouveau curseur, pour faire émerger une nouvelle peinture.
Un hasard surréaliste à la manière des cadavres exquis ? Et d’ailleurs, quels sont vos peintres favoris ? Pollock, bien sûr ?
La matière mise en mouvement est toujours cohérente avec elle-même. Une forme d’unicité de l’œuvre se créé naturellement par le mouvement général de la peinture sur la toile, alors que les surréalistes tendaient à jouer du décalage et de l’incohérence.
J’hérite de l’abstraction gestuelle américaine et, comme Pollock, je pratique parfois le all over, qui recouvre toute la toile de façon indiscriminée. Mais je ne me reconnais pas dans son jeté
, l’impulsivité de sa peinture. En termes de gestes, je m’identifie plus volontiers à ce que fait Fabienne Verdier par exemple, un mouvement maîtrisé.
Le nom de Jackson Pollock vient en tête à cause de sa peinture abstraite mais aussi parce qu’on imagine toujours, grâce aux photographies et au film d’Hans Namuth, Pollock « dansant » autour de la toile.
Il y a une ressemblance dans nos façons de procéder (utilisation de l’acrylique, travail horizontal), mais peu de ressemblance dans le résultat. Mes proximités vont davantage vers Hans Hartung, et surtout Olivier Debré, inspiré par la nature, au milieu de laquelle il peignait, tout en restant abstrait.
Je crois à la renaissance de cette peinture abstraite au XXIe siècle, portée par le regard nouveau que nous portons sur la nature et sa disparition annoncée. J’appuie ma démarche sur cette nouvelle conscience que nous avons face à la nature, désormais perçue comme fragile. Derrière les angoisses écologiques actuelles réside un sujet plus profond : l’être-au-monde, notre place dans l’environnement et notre rapport à lui.
Le visiteur de cette exposition va vivre cette prise de conscience : noyé dans ces œuvres immenses, il est confronté aux évocations d’une nature vierge, sans trace de présence humaine. Dans ce monde où les formes se déploient en toute liberté, il cherche sa place. À ce titre, c’est peut-être Francis Bacon qu’il faudrait citer : la représentation d’une conscience.
Les titres de vos œuvres, comme élégie ou Diptyque, ne font jamais référence à la nature mais celle-ci occupe une place importante dans votre œuvre ?
Dans une logique d’œuvre ouverte, je donne à mes œuvres des titres abstraits, intégrant parfois une numérotation, afin de ne pas risquer de circonscrire leur portée potentielle. Est-ce un diptyque ? Alors, appelons-le Diptyque. Est-ce une première composition ? Alors elle s’appellera Première composition. Le titre élégie, quant à lui, fait référence aux élégies de Duino, recueil de Rainer Maria Rilke qui inspira mon travail, celui de Bruno Bouché, et de la philosophe Cynthia Fleury.
Cette approche abstraite n’empêche pas la nature de nourrir mon travail. Adolescent, puis jeune adulte, j’ai entrepris de longues randonnées solitaires à l’étranger, assez « extrêmes » et inconscientes dans leur mise en œuvre (sans équipement adéquat, parfois sans nourriture). Outre la recherche des limites propre à la jeunesse, j’avais comme une ambition du vide : découvrir les paysages les plus isolés, les plus vierges, là où personne ne vit : highlands écossais, altiplano bolivien, steppe kazakhe, forêts d’équateur. Une forme d’absolu qui justifiait cette impréparation et les difficultés matérielles qui en découlaient. J’ai développé à cette époque une forme d’idéal, celui d’une nature fantasmée, sans trace de présence humaine, et cette esthétique de la nature vierge nourrit désormais ma peinture. Certains y verront un éden chrétien, d’autres un fantasme plus contemporain de monde préindustriel sur lequel l’homme n’aurait pas encore porté son empreinte.
Est-ce une piste pour interpréter vos tableaux ?
Oui, ce récit d’un monde perdu habite ma peinture. La prise de conscience écologique est globale : nous savons tous que la nature vierge est irrémédiablement perdue. Mais il est encore possible de l’imaginer, et de la peindre.
Revenons aux débuts de votre aventure picturale. Comment en est-on arrivé là ? Y a-t-il des pistes pour comprendre votre arrivée à l’abstraction ?
J’ai été formé à l’école de danse de l’Opéra national de Paris. Il y a eu bien sûr cette grave blessure. J’avais dix-huit ans. Dans les mois qui ont suivi, le verdict médical s’est fait de plus en plus clair : continuer à danser, c’était courir le risque d’un handicap définitif. Je me suis alors mis à peindre. D’abord perçue comme une façon de danser autrement, ma peinture s’est ensuite émancipée de cette approche chorégraphique, pour devenir autonome. D’un travail sur la danse, j’ai rapidement bifurqué vers un travail plus global sur le mouvement et ce qu’il engendre. Je me suis focalisé sur les phénomènes, les processus, la génération des formes. Quel mouvement engendre quelle réaction, et finalement quelle forme ? La morphogenèse, c’est-à-dire les mécanismes de naissance des formes, sont omniprésents dans la nature : géologie, croissance des embryons, des plantes, mouvements tectoniques, climatiques, patterns de Turing : partout, des formes naissent. Sur les toiles des peintres également.
Comment s’est faite la reconnaissance de votre travail ?
Ma première exposition a eu lieu en 2014 à la Galerie Hors-Champs, à Paris. Ont suivi d’autres expositions en galeries, puis dans des centres d’art et des institutions comme la Fondation Claude Monet à Giverny en 2018, l’Académie des Beaux-Arts de Riga en 2019 grâce à l’aide de Gilles Bonnevialle qui était conseiller de coopération et d’action culturelle en Lettonie, la Villa Médicis en 2019 pour un court séjour et un travail autour de la figure d’Antonin Artaud avec Cristiano Leone durant le festival Villa Aperta, la Collection Lambert pour des résidences. Je travaille actuellement avec la Galerie Olivier Waltman.
Au fil de ces évènements, j’ai cherché à faire de ma peinture le vecteur d’un récit désormais identifié : celui de l’émergence d’un monde.
Est-ce que la vidéo pourrait être un prolongement naturel à votre travail de peinture ? Elle apporterait le mouvement, comme la danse.
J’ai fait des tentatives de vidéos jusqu’en 2019. Le principe : grâce à des logiciels, animer des photos de mes œuvres. La vidéo décuple ce sentiment d’immersion que je recherche, mais en le désincarnant. Si je n’ai pas suivi cette piste depuis, c’est que j’ai une foi absolue dans la peinture, et sa capacité à se suffire à elle-même. C’est son existence matérielle, si surprenante, qui la rend intéressante à mes yeux. Mais peut-être que ma vision de la peinture est trop hermétique.
Ces dernières années, il y a eu des commandes également…
Grâce à Yves Badetz, le Mobilier National a acquis une œuvre en 2021, Structure - premier tempo, pour la création d’une tapisserie à la Manufacture des Gobelins. La réalisation est en cours. Après avoir organisé une exposition de mon travail, le Crédit du Nord, désormais fusionné à la Société Générale, a également acquis une œuvre. De même, l’Opéra national de Paris exposera prochainement un grand format à l’Opéra Bastille.
Propos recueillis par Guy Boyer
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